L'amitié pour sortir de l'emprise
L’amitié, on parlera “des amitiés” tant il y a de façons de relationner, permet de sortir de l’emprise au sens large. Grâce aux amitiés, nous pouvons construire un système sur lequel nous reposer.
Lorsque j’ai expliqué à mes parents que deux de mes meilleur·es amies et moi, nous rêvions de vivre touste ensemble dans une grande maison avec chacun son étage et des espaces communs (de manière plus ou moins sérieuse), mon père m’a dit : “Je ne sais pas trop comment ça se passe aujourd’hui ce genre de choses mais si ça vous va.” Cette phrase m’avait fait rire et montre bien à quel point les amitiés restent sous-estimées et parfois dévalorisées et que tout est à construire. Je vais même vous proposer de poursuivre la discussion au talk des 4 ans de mūsae jeudi prochain avec Alice Raybaud, Cheetah, Culture Psy, Lauren Bastide, Maxime de la Maison Perchée et Voyageuse au Naturel.
L’une des raisons principales est que notre société est toujours centrée autour de la famille mononucléaire, un couple des enfants et leurs familles respectives. D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que plus l’on devient âgé plus il est difficile de faire de nouvelles rencontres puisque le quotidien devient presque envahi par cette famille, laissant peu de place aux amitiés qui sont reléguées au second plan.
Pourtant, la famille mononucléaire peut s’avérer être le lieu de violences. En 2023, le ministère de l’Intérieur a enregistré 82 800 victimes de violences intrafamiliales non conjugales. La même année, il enregistre 271 000 victimes de violences commises par leur partenaire ou ex-partenaire.
La famille et les relations amoureuses peuvent être dans certains cas un lieu d’emprise. En tout cas, elles ont plus de chance de le devenir lorsqu’elles deviennent exclusives et que nous sommes coupé·es de tout contact extérieur notamment avec nos ami·es.
Mais qu’entendons-nous par emprise ? C’est un ensemble de mécanismes qui permet à un individu d'exercer son pouvoir sur le psychisme de l'autre, sans tenir compte du vouloir de l'autre. L’emprise peut prendre la forme d’un individu mais pas que.
Vivre avec un trouble psychique peut s’apparenter à une forme d’ascendance lorsque nous ne sommes pas encore rétabli·es. En proie à notre souffrance psychique, on peut se laisser submerger par nos émotions. Confus·e par ce que nous vivons, nous perdons les contours de notre identité. Traumatisé·es parfois, nous vivons en hypervigilance face au monde extérieur.
Les troubles psy se déclarent bien souvent pendant l’adolescence, une phase active de notre vie où nos amitié·s ont (encore le droit) d’avoir toute leur place (encore). À l’échelle mondiale, un jeune de 10 à 19 ans sur sept souffre d’un trouble psy en 2024 selon l’Organisation mondiale de la santé.
Ces troubles apparaissent en grande majorité entre 15 ans et 25 ans, explique la fondation Fondamental. Le rôle que jouent nos amitiés est clé à l’adolescence et lorsqu’on est jeune adulte. Elles le sont dans la manière dont le diagnostic est vécu, s’il est posé à ce moment-là, ou bien sur la manière de vivre avec ses fluctuations et un quotidien nouveau où notre monde intérieur nous assaille.
L’amitié, on parlera même ici “des amitiés”, au pluriel, car il y a tant de façon de relationner, est un moyen de sortir de l’emprise au sens large. Grâce aux amitiés, nous pouvons construire un système sur lequel nous reposer, qui nous questionne et nous permet de prendre du recul sur certaines situations, de sortir aussi de celles qui sont toxiques et dangereuses.
La journaliste Alice Raybaud écrit dans son essai Nos puissantes amitiés que “nos amitiés constituent définitivement des structures de vigilance” et permettent de sortir des situations qui nous provoquent du mal-être. Nos ami·es nous aident à repérer les signaux de détresse psychique qui sont : l’isolement, l’irritabilité, les addictions, le manque de sommeil, etc. L’amitié a ainsi toute sa place dans la santé mentale mais plus largement dans le soin.
Car, l’emprise, dans le cas de troubles psy, se manifeste particulièrement en présence de ses ami·es avec qui notre comportement et vulnérabilité sont souvent différents qu’avec des proches ou notre partenaire de vie.
C’est exactement ce qu’explore le podcast DÉLIRE, que nous co-produisons avec Claire Zarnitsky et Boris Vallano. Malek, bipolaire, et Guillaume, son ami depuis quinze ans, racontent leur amitié au travers du trouble de Malek. Ils mettent en lumière les personnes qui viennent avec des phases de manie, inhérentes au trouble bipolaire mais aussi le quotidien des personnes qui les accompagnent et notamment qui vivent avec. Cet épisode sera à découvrir lors de nos 4 ans.


L’auteur Louis Vendel a également écrit sur la bipolarité de son ami Solal, lui aussi écrivain dans Solal ou la chute des corps. En observant à distance le trouble de son ami, il met en lumière ses expériences, ses émotions face à ce trouble. Nous l’avions reçu à l’occasion de la sortie de son livre, vous pouvez écouter le podcast ici.
Quand nous l’avions interrogé sur ce que ce livre lui a appris sur la santé mentale, il nous avait répondu “que tout le monde a le droit de se sentir mal et que c’est important d’écouter ces signaux-là et d’essayer de les traiter”. Ainsi, l’amitié dans le cadre de troubles psy apporte autant aux personnes qui accompagnent qu’aux personnes concernées.
Plus largement, une étude a démontré que l’amitié réduisait les symptômes dépressifs et anxieux. Ces relations peuvent s’avérer plus bénéfiques que la famille notamment chez les adultes plus âgés en étant source de bonheur et de bonne santé.
Selon l’anthropologue Robin Dunbar dans le numéro sur l’amitié de l'hebdomadaire Le 1 :
“Si vous avez plus ou moins de cinq amis très proches - du type de ceux qui sortiraient tout de suite leur bébé du bain si vous sonniez à leur porte pour demander de l’aide - alors vous risquez davantage de souffrir de dépression plus tard : plus vous dispersez votre capital émotionnel ; moins, vous ne le dépensez pas assez.”
Pour autant, se faire des ami·es n’est pas évident. “Trouver de vrais amis, c'est très difficile pour près d'un français sur deux”, expliquait François Miquet-Marty, président du groupe Les Temps nouveaux, au micro de France inter. L’isolement social induit par la crise du covid-19 a laissé des marques fortes dans nos vies. Les relations amicales étaient déjà faibles avant et nous ne sommes pas tou·tes égaux face à l’amitié suivant notre classe sociale, notre genre, notre âge mais aussi nos troubles psy.
“Les classes sociales les plus aisées bénéficient en effet de tout un arsenal social qui favorise la rencontre, l’intégration dans des cercles nouveaux et larges, donc l’opportunité de création d’affections étroites - même si des travaux récents montrent que la solitude progresse aussi fortement, ces dix dernières années, chez les plus favorisés socialement (comme quoi, les défaillances de nos sociétés n’épargnent désormais plus personne)”, écrit la journaliste Alice Raybaud dans son essai.
Les amitiés ne sont pas très bien considérées car elles sont considérées comme étant inférieures au couple romantique. Elles sont même considérées comme dangereuses pour le couple.
Pourtant, les amitiés peuvent être bien plus enrichissantes et reposantes que le couple. Je ne vous apprends rien quand je dis que toutes les études actuelles montrent encore que la charge mentale du foyer et des tâches ménagères repose beaucoup sur la femme dans les couples hétérosexuels. Ce sont aussi elles qui se chargent du “care”. Dans ces relations, il est rarement réciproque. Là où, dans l’amitié, on prend soin et les autres prennent aussi soin de nous.
“Les relations amicales m’apparaissent comme un endroit où ce travail de care peut se déployer et surtout davantage se redistribuer”, estime la journaliste Alice Raybaud. “Dénigré ostensiblement, le care est pourtant essentiel au maintien même de la société, qui sans ces relations de soin, se déliterait”, ajoute-t-elle.
Dans certaines relations d’emprise, la première chose que le conjoint fait est d'isoler sa partenaire de ses ami·es puis de sa famille et même de ses collègues. Attention, ces mécanismes d’emprise peuvent très bien s’installer dans des relations amicales. Le but est de ne pas être isolé·e pour ne pas laisser l’emprise s’établir. Un·e ami·e peut soudainement vous prendre tout votre temps, ne pas accepter que vous voyiez d’autres personnes qui seront vues comme une menace pour votre relation.
Vous avez compris la dynamique, le couple est érigé en roi, les amitiés, s’il y en a, passent au second plan. Le couple est autant valorisé car il est central dans le fonctionnement de nos sociétés. Traditionnellement, c’est par le couple qu’il peut y avoir une descendance, une famille. C’est d’ailleurs ce que reconnaît le droit (qui bouge lentement sur ces lignes) : deux parents biologiques et les enfants.
“Les relations amicales m’apparaissent comme un endroit où ce travail de care peut se déployer et surtout davantage se redistribuer.”
Là encore, la famille n’est pas nécessairement un lieu sain et sécurisant, (cf. les chiffres des violences que je vous indiquais en introduction). Les familles sont aussi le lieu de beaucoup de non-dits, de traumatismes, d’insécurités transmises ou provoquées. Difficile de concevoir que l’on peut s’épanouir pleinement dans ces espaces exclusivement.
Les cercles familiaux peuvent être particulièrement violents pour les communautés LGBTQIA+ dont l’identité n’est pas reconnue, voire remise en question. Pour cette raison, le terme de “famille choisie” a fait son apparition dans ces milieux militants. Il s’agit de retrouver des liens sécurisants en dehors de la famille biologique, des liens “de sang”.
Même si la famille est pour certain·es un espace où iels se sentent bien, elle a ses limites. La proximité, les traumatismes intergénérationnels mais aussi les rôles de chacun·e (mère, sœurs, père, frères…) et les biais dont ils sont empreints peuvent limiter leur soutien dans certaines situations.
“Sa mère me donne son portable et me dit “vas-y”. J’y suis allée avec son copain. Quand elle nous a vu elle a eu un regard, de soulagement, de joie que je n’avais jamais vu (...) en fait c’était trop pour sa mère et je pense que même si on aime énormément nos ami·es parfois les proches sont tellement proches qu’il ya des choses que seuls les amis peuvent faire, c’est ce que j’avais senti à ce moment-là”, explique Nadia à propos d’une ami·e qui était hospitalisée pour avoir fait une tentative de suicide, dans un podcast de la Maison perchée, structure polyvalente à Paris qui accompagne les jeunes concerné·es par les troubles bipolaires, borderline et schizophrènes, notamment à travers la pair-aidance.
Dans le cadre des troubles psy, et de l’hospitalisation plus généralement, deux sphères s’imposent : la famille et les professionnels de santé. Ce n’est d’ailleurs que la famille qui peut visiter un proche hospitalisé en cas de grave accident par exemple, comme si les autres liens étaient forcément moins importants.
D’ailleurs mon propre numéro “à contacter en cas d’urgence” n’est ni celui de mes parents ni celui d’un partenaire mais bien celui de ma meilleure amie. Elle habite dans la même ville donc sera bien plus efficace dans le cas de ladite urgence mais aussi en qui j’ai une confiance aussi totale qu’en mes parents. Ce choix est plus pragmatique que dicté.
Au sujet des visites en hôpital psychiatrique, la question du consentement reste centrale comme cela est rappelé dans le même podcast de la Maison perchée. Chaque personne fixe ses limites et choisit quand et qui peut venir le·la voir.
La pair-aidance permet de recréer un équilibre entre la parole d’un·e expert·e, professionnel·le de santé et celle de la personne concernée. Comme l’amitié, elle joue un rôle de vigie en rééquilibrant les pouvoirs et en rendant la relation moins verticale.
Il s’agit d’un soutien et accompagnement livré par des personnes ayant vécu des expériences similaires, notamment en matière de santé mentale, afin d’aider et d’accompagner ceux et celles qui traversent des situations comparables. Ces relations qui se tissent entre ces deux personnes s’apparentent largement à des liens d’amitié puisque les deux parties se comprennent. Iels s’encouragent et traversent des périodes difficiles ensemble.
C’est aussi une manière de faire de la santé communautaire, nous vous en parlions d’ailleurs dans une précédente newsletter sur la communauté. Ce domaine vise à impliquer les personnes pour améliorer la santé d’une communauté, personnes concernées ou non. Elle permet aussi de les impliquer dans les décisions et l’identification des besoins et ainsi de les empouvoirer.
Les groupes de parole permettent de créer un espace d’échange entre plusieurs personnes concernées par le même trouble, par exemple l’addiction à une substance ou un comportement particulier. Chacun·e peut s’exprimer librement sur ses ressentis, ses expériences et aussi ses souffrances. Au fil des échanges, une confiance s’installe entre les différent·es participant·es puisqu’iels doivent être vulnérables devant les autres.
Ces liens forts permettent de trouver des solutions ensemble pour chaque cas particulier. Ces groupes de parole peuvent aussi sortir les personnes concernées de l’isolement ce qui est souvent une conséquence dans leur trouble, traumatisme ou addiction.
En somme, ni le couple ni la famille ne sont des structures d’emprise en soi mais elles peuvent le devenir si elles sont exclusives. Avoir des ami·es permet de créer un système pluriel, dans lequel la famille et le couple peuvent s’insérer. Les relations amicales sont aussi fluctuantes, elles viennent et partent. Elles sont en général plus fluides que la famille ou le couple qui ont tendance à être des structures très fixes et dominantes par nature.
Avoir des ami·es permet aussi de penser à autre chose qu’à soi-même et d’apprendre des autres, de leur fonctionnement pour mieux comprendre notre monde intérieur. C’est une source d’épanouissement puisque l’on peut se nourrir de leurs centres d’intérêt, découvrir d’autres histoires, d’autres métiers même. Iels permettent de s’ouvrir sur le monde.
En décentrant notre regard, nous pouvons aussi être plus empathiques. Les amitiés permettent aussi de vivre d’autres expériences, en partageant celle des autres. Au micro de Lauren Bastide pour le podcast Folie Douce, la journaliste Charlotte Bienaimé expliquait que l’amitié avait été pour elle la meilleure des thérapies.
Iels sont aussi des soutiens quand le monde nous rend anxieux·ses et peuvent devenir des camarades de lutte. L’éco-anxiété et la facho-anxiété prennent de plus en plus de place à la vue des décisions politiques qui sont prises.
Nos ami·es peuvent être des refuges mais aussi des endroits où l’on peut penser et mettre en place des solutions et nous faire sentir moins impuissant·es (sentiment qui est souvent à l’origine de l’anxiété). Nous vous en parlions déjà dans notre newsletter sur la communauté et leur importance pour notre bien-être et notre santé mentale. D’ailleurs, l’engagement en faveur d’une communauté permet de diminuer l’éco-anxiété par exemple.
Vous l’aurez compris, dans le cadre des amitiés tout est à construire et nous avons touste à gagner de ce qu’elles apportent à nos vies. Pour en parler et célébrer toutes les amitiés avec nous, on vous retrouve jeudi prochain, le 24 avril 2025, pour fêter les 4 ans de mūsae à La Rotonde, à Paris !
Les parents sont-ils de mauvais amis ?
Devenir parent bouleverse-t-il forcément nos amitiés ? Les liens changent, les priorités aussi : faut-il choisir entre ses enfants et ses amis ?
Un échange sincère entre Marie Misset (Émotions) et Marine Revol (Faites des gosses) sur ce que la parentalité fait – ou défait – dans l’amitié.
Un podcast à découvrir en exclusivité chez nous lors de notre évènement du 24 avril, puis dans les podcasts Émotions et Faites des gosses, à partir du 28 avril.
DÉLIRE, un podcast sur les crises maniaques racontées à plusieurs voix.
La crise maniaque, souvent méconnue, est la phase “haute” du trouble bipolaire - l’inverse de la dépression : exaltation, insomnie, impulsivité... Le premier épisode, “Malek et son ami” donne à entendre ce que la psychiatrie ne dit pas : la réalité d’une crise maniaque vécue de l’intérieur.
À travers les récits croisés de Malek, bipolaire, et de Guillaume, son ami depuis quinze ans, DÉLIRE est un récit intime et politique, qui met en lumière ce que vivent celleux qui traversent la manie - et celleux qui les accompagnent.
Une série documentaire de Claire Zarnitsky & Boris Vallano, à découvrir lors de notre évènement du 24 avril. L’illustration est de Cyril Dosnon.
Je lis toujours avec beaucoup d'intérêt les lettres musae. Et celle-ci me semble particulièrement pertinente. Merci