Le marketing de la diet culture et notre santé mentale
Est-ce que je mange bien ? Est-ce que je mange trop ? Est-ce que j'ai bien compté ? À qui le marketing de la diet culture bénéficie-t-il réellement ?
Je suis née juste avant le passage aux années 2000 et j'ai grandi dans une société où la diet culture connaît son âge d’or. Les magazines féminins s’invitent dans nos sacs pour aller à la piscine pendant les vacances et avec eux leur lot d’injonctions pour « être mince ». Je me souviens encore de tous leurs conseils : mâcher dix fois avant d’avaler pour éviter de grossir, boire de l’eau avant les repas pour éviter de trop manger, Dukan et son régime hyperprotéiné. En gros, je n’ai jamais trop su à quoi m’en tenir, déjà à dix ans je me disais : est-ce que je mange bien, trop, ce qu’il faut pour être « comme il faut » ? Ainsi, j’ai voulu comprendre à qui tout cela bénéficiait réellement car il était évident que ce n’était ni aux femmes ni à leur santé. Bonne lecture !
Le passage à la nouvelle année n’a pas été épargné par son lot de bonnes résolutions mais aussi de « challenge » que l’on s’impose pour prendre de nouvelles habitudes de vie qui seraient plus « saines ». Cette année, le « 75 hard challenge » a fait son entrée en grâce. Il consiste à se donner des objectifs qu’il faut respecter chaque jour, par exemple faire 45 minutes de sport et ne manger aucun fast-food pour avoir un mode de vie plus sain mais aussi, pour beaucoup, perdre du poids.
Si vous ne respectez pas ces conditions une journée vous devez recommencer du début. Cette rigueur extrême dure 75 jours, le temps qu’il faudrait a priori pour qu’une habitude s’ancre dans notre quotidien. Bon nombre de femmes, sur TikTok particulièrement, documentent leur parcours, jour par jour, en montrant ce qu’elles font du matin au soir.
Ce challenge, très contraignant, a tout pour peser sur votre santé mentale :
Il ne laisse aucune place à l’imprévu (qui est pourtant inévitable entre le travail, notre vie sociale, etc.) et nécessite un grand contrôle sur sa vie qui est stressant.
Il entraîne une culpabilisation importante en cas de non-respect des règles un jour, d’ailleurs le « retour à la case départ » matérialise un échec qui peut faire baisser son estime de soi.
Il encourage la comparaison, notamment sur les réseaux sociaux, puisque documenter chaque journée de ce challenge permet pour de nombreuses personnes de « se motiver » et ne pas « craquer » (c’est souvent ce que l’on entend sur ce type de vidéos).
Vous comprendrez donc que le début de l’année est une période, comme tant d’autres, d’opportunité pour les marques qui chercheront à vous vendre leurs produits pour perdre du poids, avoir une meilleure santé, atteindre son potentiel maximum, devenir la meilleur version « saine » de soi-même ou que sais-je encore. D’autres périodes sont aussi un prétexte pour les marques : l’été avec le summer body, l’automne pour se « détoxifier », etc.
Si les arguments et les stratégies marketing changent, l’objectif de la diet culture reste le même, créer une norme, celle d’un corps mince, tonique. Cette norme sert totalement la société capitaliste puisqu’elle permet aux marques de vendre des produits à celleux dont le corps serait « déviant », pas « normal ». Elles vont alors tout faire pour rendre cet objectif accessible ou donner l’impression qu’il l’est pour nous faire consommer. En faisant croire que cet objectif est à la portée de tou·tes, les personnes qui ne sont pas dans la norme seront marginalisées, parfois discriminées et surtout rarement représentées.
La norme n’a pas toujours été celle que nous connaissons depuis le XXe siècle et surtout elle est très occidentale. Nous explorions l’évolution des standards de beauté dans l’histoire dans un podcast La Zone Grise. Avant, dans beaucoup de sociétés, la minceur n’était pas glorifiée, elle était plutôt un symbole de pauvreté tandis que des corps plus gros représentaient l’abondance financière et matérielle et donc le succès et l’appartenance à un groupe social élevé.
La culture du régime existe depuis l’Antiquité mais le régime comme moyen de perdre du poids apparaît d’abord au XIXe siècle et surtout il s’adresse en premier aux hommes (ah oui nous non plus on ne l’avait pas vu venir). Un auteur anglais, William Banting, écrit A letter on corpulence dans lequel il écrit son rapport à son poids. Il s’en remet à un chirurgien qui lui recommande de limiter le sucre, le beurre, le pain, le lait, la bière et les pommes de terre. Quelques mois plus tard, Banting a perdu du poids et se sent mieux. Il écrit alors cette « lettre » pour expliquer son parcours et la distribue gratuitement.
Ce récit parle beaucoup à l’époque aux hommes qui ont quitté leur travail dans les champs pour un travail sédentaire grâce à l’industrialisation, ils ont peur que leur corps devienne trop féminin et faible dû à ce changement d’activité. La perte de poids leur permet alors de regagner leur masculinité. À l’époque, la société patriarcale ne considère pas que les femmes puissent suivre un régime car elles sont trop émotives et ne peuvent pas se contrôler.
Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que le régime et l’image de la femme corpulente ne soient plus la norme. Le développement des thèses du racisme scientifique s’accompagne de grossophobie. Les femmes noires sont caractérisées par leur incapacité à contrôler leur consommation. En plus de discriminer les femmes noires, cette thèse encourage les femmes blanches à faire un régime pour se dissocier de ces stéréotypes. Un corps de femme mince sera alors promu dans les magazines américains et la minceur régnera. Surtout, la minceur deviendra un outil de contrôle.
Les marques ne tardent pas à s’emparer de cette nouvelle tendance pour vendre leurs produits. Par exemple, dès 1925 la « cigarette diet » est promue par Lucky Strike avec un slogan : « Optez pour une cigarette plutôt qu’une sucrerie. » Les entreprises de tabac vont commencer à cibler les femmes en suggérant que fumer aide à contrôler son poids et cette idée est encore bien présente aujourd’hui.
Dans les années 1930, le premier régime liquide est inventé, le Dr. Stoll’s Diet Aid est un repas liquide vendu dans les salons de beauté. Plusieurs autres régimes se succèdent pendant plusieurs décennies comme le « grapefruit diet », le régime du pamplemousse ou encore celui de la soupe aux choux.
En 1963, Weight Watchers est créé (un programme d’accompagnement pour perdre du poids dont nous reparlerons plus tard) et regroupe déjà 500 000 membres. Il rapporte 5,5 millions de dollars en une année.
Dans les années 1970, « The Sugar association » produit une campagne affirmant que le sucre permet de faire des régimes en supprimant l’appétit tout en augmentant l’énergie. Un argument qui a de quoi faire sourire aujourd’hui alors que le sucre est décrié et qu’il existe des régimes qui interdisent complètement le sucre.
Bref, je ne vais pas être exhaustive dans l’historique des stratégies marketing pour perdre du poids et faire des régimes mais vous aurez compris l’idée. Les solutions changent mais les marques sont prêtes à nous vendre n’importe quoi pour que l’on atteigne la minceur.
Depuis le début, je ne vous parle que d’alimentation et je propose qu’on s’y attarde un instant. Car la culture du régime a bien deux composantes initiales et fortes : l’alimentation et le sport. Les deux solutions pour perdre du poids a priori.
Si on parle de régime et d’alimentation, on parle forcément de calories. Pour perdre du poids, il faut être en déficit calorique, c’est-à-dire manger moins de calories que ce dont notre corps à besoin. Pour le savoir ? Eh bien il faut compter chaque calorie que l’on consomme. Vous me voyez venir, cette idée est très mauvaise pour la santé mentale. Elle implique un contrôle extrême sur ce que nous mangeons, il n’est pas question de comment on se sent ou ce que l’on a envie de manger, il faut rester en dessous d’un chiffre.
C’est pourtant tout le fond de commerce de Weight Watchers dont je vous parlais plus haut. Ils sont notamment connus pour leur système à « points ». Au lieu de compter les calories, ils établissent un nombre de points auxquels vous avez le droit chaque jour. Ce système date de 1997. Les points sont alors visibles sur les produits Weight Watchers uniquement encourageant une consommation exclusive de ces derniers en plus d’adhérer à leur programme. La bonne affaire.
La marque a tout compris au principe de gamification qui créé l’addiction chez ses consommateur·ices. Dans la version actuelle du système de points, on peut lire sur le site de Weight Watchers que « les acides gras saturés et le sucre ajouté augmentent la valeur en Points, tandis que les fibres, les protéines et les acides gras insaturés la réduisent ». En parallèle, certains produits ont « zéro points » et n’ont pas besoin d’être quantifiés.
Cette stratégie, même si elle évite de rendre visibles les calories, les remplace par d’autres chiffres qui indiquent tout de même aux consommateurs ce qui est « sain » et « moins sain ». D’autant plus qu’elle diabolise certains aliments au profit d’autres, ceux qui n’ont pas de points. Le contrôle et la stigmatisation sont ainsi toujours présents. Par exemple, il est écrit sur leur site que les aliments avec le plus de points peuvent être du fromage, du muesli sucré ou des chips, des aliments qui restent courants dans notre alimentation.
Ces types de régime comme Weight Watchers vous enferme dans un cycle infini. Dans un premier temps, ils accentuent un mal-être déjà présent : celui de ne pas être dans la norme et d’être considéré comme un corps déviant. Ensuite, ils vous font croire que leur technique est fiable mais attention seulement si vous êtes suffisamment dévoué·es.
Si le régime ne fonctionne pas, soit parce qu’il est intenable ou parce que vous n’avez pas les résultats escomptés, ils remettent la faute sur vous et non pas sur eux. Arrive ainsi la culpabilisation, le développement possible du trouble du comportement alimentaire puisque l’on ne sait plus comment s’alimenter. Puis, éventuellement, au bout de quelques mois, vous réessayerez à nouveau en vous disant que vous allez faire plus d’efforts et que cela fonctionnera alors qu’en attendant, l’entreprise s’en met plein les poches.
Selon plusieurs articles et enquêtes, ce processus a été observé avec des client·es de Weight Watchers. Iels attribuent leur réussite au programme mais si les promesses faites ne sont pas obtenues, iels s’en attribuent la responsabilité puis iels se réinscrivent. Le taux d’« échec » après 5 ans du programme s’élèverait à 84 %, selon Richard Samber, ancien financier du groupe. Cette information avait été démentie par la directrice scientifique. D’après leur business plan de 2001, les membres s’inscrivent en moyenne à quatre cycles de programmes différents.
Généralement, la manière dont sont souvent menés les déficits caloriques est très dangereuse notamment à cause de leur promotion sur les réseaux sociaux. Beaucoup de personnes qui documentent leur parcours dans la perte de poids indiquent des objectifs par jour à 1 300 calories voire moins, un apport énergétique trop peu élevé pour pouvoir permettre au corps de fonctionner correctement surtout quand s’y ajoute une pratique sportive intense (on y reviendra).
Ce mode de vie peut inciter l’installation de troubles du comportement alimentaire (TCA) tant l’alimentation est contrôlée. Il peut notamment pousser certaines personnes à couper certains aliments de leur quotidien et la perte de poids peut devenir obsessionnelle et envahissante.
L’obsession autour du poids est d’ailleurs ce qui caractérise les TCA, la boulimie comme l’anorexie. Chaque changement sera perçu comme une prise de poids : un jean un poil plus serré, un gilet que l’on ferme moins bien. Les réseaux sociaux encouragent cette hyper vigilance notamment par des challenges comme celui de pouvoir faire le tour de sa taille avec un lacet. Si vous êtes capables de le faire vous êtes valorisés, si non, vous vous dîtes que vous fixez l’objectif d’y arriver.
L’un des grands principes de la diet culture est : si tu manges moins et plus « sainement », tu perdras du poids. Surtout, le bonheur n’existe que dans la minceur. Dès que l’on mange un aliment considéré comme « gras » et « malsain », la culpabilité est encouragée. J’insiste sur la notion de manger « sainement » car nous sommes constamment exposé·es à de nouveaux régimes censés nous donner toute l’énergie dont nous avons besoin et faire du bien à notre mental.
Chaque semaine son nouveau lot : manger hyper-protéiné, ne plus manger d’aliments avec des sucres ajoutés, ne plus manger de féculents, ne plus manger de viande rouge, ne manger que ça, etc. Difficile de savoir où donner de la tête. Le plaisir n’a aucune place dans les critères de ces régimes, il faut manger de telle manière par pur intérêt.
Le fait même de se tenir informé·e des nouvelles tendances et « avancées » scientifiques sera valorisé car cela signifie que l’on prend soin de soi et que l’on fait attention. En clair, que l’on essaye de rentrer dans la norme.
Surtout cette alimentation saine, équilibrée, bénéfique doit s’accompagner de sport pour perdre du poids oui mais aussi pour prendre soin de sa santé mentale. Depuis le début des années 2000, le mental et le corps sont très liés dans l'industrie du fitness.
Si les liens entre activité physique et santé mentale ont été prouvés (nous vous en parlions juste ici), la manière dont la pratique sportive est généralement dépeinte et recommandée est excessive et surtout elle se focalise sur des résultats physiques qui ont peu de choses à voir avec la manière dont nous nous sentons. Donc, l’argument santé mentale semble n’être qu’un prétexte.
Le sport est promu mais pas n’importe lequel surtout pour les femmes. Car, la norme est celle de la minceur mais d’une certaine minceur, encore une fois un idéal. La famille Kardashian dans son ensemble a participé à la promotion d’un type de corps. Si au départ, elles semblaient permettre à des corps avec plus de « formes » d’être acceptés, cette norme est rapidement devenue enfermante.
La tendance est au corps mince mais avec des formes, des hanches, des fesses, des seins et une taille extrêmement fine. D’ailleurs, les sœurs Kardashian sont de grandes adeptes du corset, l’un des premiers « outils » vendus aux femmes pour contrôler leurs corps.
Aujourd’hui, la mode des Kardashian persiste mais aussi celle du « pilates body », comprendre le corps des personnes qui pratiquent le pilates, un corps qui s’apparente à celui d’une danseuse. Pour développer cet exemple, je m’appuie largement sur l’excellente vidéo de Mina Le : « the myth of the “pilates body" ».
Si vous n’avez jamais entendu parler de ce sport, il s’agit d’une discipline qui lie le mental au corps qui se focalise sur les muscles profonds. Cette pratique est créée au début du XXe siècle par l’Allemand Joseph Pilates, asthmatique et rachitique, il souffre aussi d’une malformation à la jambe.
Il observe les étirements des animaux et observe les différentes méthodes occidentales et orientales qui mettent le corps en mouvement comme le yoga. Alors que l’Angleterre rentre en guerre, ce résident allemand est enfermé et pratiquera avec ses co-détenus cette nouvelle discipline. Alors que l’idéologie nazie émerge en Allemagne, où il était rentré, il s’exile à New York où il loue un studio.
Cette pratique envahit aujourd’hui tous les réseaux sociaux et est bien loin des principes de son créateur. On lui attribue énormément de bienfaits et un grand nombre de vidéos sur TikTok vous garantissent qu’au bout d’un mois de pratique régulière vous allez perdre du poids et que votre corps va s’affiner.
Les avant/après se multiplient sur la plateforme pour promouvoir tout un tas de programmes ou de vidéos YouTube. Cette obsession autour du corps parfait, tonique, mince, aujourd’hui représenté pour beaucoup par Miley Cyrus (qui elle-même pratique ce sport), ne date pas d’aujourd’hui.
Le mouvement du « fitness » né dans les années 1970 aux États-Unis. On peut noter deux grands mouvements, créés par des femmes, qui nous influencent jusqu’à aujourd’hui : Jazzercise et barre. Ces deux pratiques se focalisent sur la même chose : permettre à leurs clientes de ressembler à des danseuses sans en être. En effet, elles se rendent vite compte que l’art de la danse n’intéresse pas les femmes qui veulent seulement faire de l’exercice pour tonifier leur corps.
C’est aussi pour cette raison que les sports qui développent les muscles ne sont pas marketés à destination des femmes mais plutôt des hommes qui sont exposés à un modèle idéal fort et musclé. La question de la grossophobie s’invite de plus en plus chez les jeunes hommes comme l’explique un article récent du site L’ADN. Les images d’hommes musclés à la salle de sport inondent aussi les réseaux sociaux comme Instagram et TikTok. La comparaison devient constante et il est difficile de trouver d’autres modèles sur les réseaux sociaux.
Revenons aux femmes et à l’idéal de la danseuse. Ces pratiques renforcent l’idée d’un corps idéal et donnent l’impression qu’il est accessible à tout le monde. Face à son grand succès, Jazzercice est la deuxième plus grosse franchise aux États-Unis en 1984. Pas étonnant que ce business fonctionne puisque ces cours ont un coût.
Aujourd’hui encore, pour plusieurs cours collectifs par semaine et des salles de sport haut-de-gamme, une même personne peut dépenser plus de 600 dollars par mois. Plusieurs personnes aux États-Unis ont témoigné dans les médias ou sur TikTok s’être endettés pour tenir ce rythme sportif et appartenir à cette classe d’un nouveau genre. Les prix des cours collectifs sont exorbitants et excluent toute une partie de la population.
D’autant plus que ces pratiques sportives s’accompagnent de toute une esthétique qui donne l’impression qu’elle nous permet de prendre soin de nous. L’esthétique autour du sport n’est pas récente. En 1983, le magazine Harper’s Bazaar consacrait 14 pages aux plus beaux vêtements à porter pour faire du sport. L’industrie du fitness et du régime est partout et a pour but principal celui de vendre.
La diet culture établit une norme établie : un corps mince, tonique dans un esprit sain et heureux. Peu importe que ce soit vrai ou non. La question n’est pas qu’on le soit mais qu’on le paraisse. Le marketing de la diet culture se nourrit de notre souffrance psychique.
Comprendre et agir contre les TCA
Notre newsletter et notre podcast pour comprendre et agir contre les troubles du comportement alimentaire avec Mickaël Worms Ehrminger.
Notre newsletter sur la diet culture
Notre newsletter qui explique ce qu’est la diet culture, ce qui la nourrit et ses conséquences sur notre santé mentale.
Le mythe du « corps pilates »
La vidéo YouTube de Mina Le qui explique comment le mythe du « corps pilates » s’est fait une place dans nos sociétés occidentales.
Passionnant, merci !
Merci beaucoup pour cet article, c’est très intéressant ! Je ne connaissais pas les origines des régimes et j’ai apprécié ce point historique…